Encore anecdotique il y a trois ans, le crowdfunding tient aujourd’hui sa place dans le secteur financier. Des appels aux dons aux souscriptions de titres, toutes les formes de financement participatif ont progressé.


Le marché français du crowdfunding a pratiquement doublé en un an. Selon le baromètre de Compinnov, publié au mois de février, 152 millions d’euros ont été levés en 2014 par les 46 plates-formes interrogées, contre 78,3 millions l’année précédente. Les sites de prêts, à taux zéro ou rémunérés, sont ceux qui ont collecté le plus d’argent (88,4M€), suivis des plates-formes de don, puis des plates-formes d’investissement en capital.

Le financement participatif est en effet multiforme. Si certains sites sont dans une logique financière classique, avec des offres de souscriptions de titres ou de prêts rémunérés, d’autres font appel à la solidarité de la communauté, sollicitant des dons ou des prêts gratuits. Dans les faits, chaque type de crowdfunding s’adresse à un type de projet bien spécifique.

Si les plates-formes de dons soutiennent majoritairement des projets culturels ou humanitaires, les sites de prêt ou d’investissement en capital financent les créations ou développements d’entreprise. Les montants collectés sont aussi très variables : 376 733 d’euros en moyenne pour l’investissement en capital, 65 448 d’euros pour le prêt et environ 3 000 d’euros pour le don.

Une réglementation spécifique

Face à cet essor, le gouvernement a mis en place, en septembre 2014, un cadre réglementaire afin de protéger les parties prenantes sans pour autant soumettre les entreprises de crowdfunding, souvent de petites tailles, aux mêmes obligations que les grosses sociétés de gestion.

Les plates-formes dédiées à la souscription de titres ou aux prêts doivent ainsi justifier d’un statut réglementé (conseiller en investissement participatif pour les premières, intermédiaire en financement participatif pour les secondes) et s’immatriculer auprès du registre de l’Organisme pour le registre des intermédiaires en assurance (ORIAS). Les plates-formes de don n’ont pour leur part aucune obligation d’immatriculation.

Mais surtout, le texte a mis fin au monopole bancaire concernant l’octroi de crédit ; autorisant les sites de prêts à exercer leur activité sans être adossés à une banque.

Une ouverture qui laisse entrevoir l’apparition de nouveaux acteurs et la poursuite de la croissance de ce secteur.

La foule agit comme substitut aux institutions défaillantes

Onnee-Stephane

Stéphane Onnée, professeur en sciences de gestion à l’Université d’Orléans, présente les atouts et les limites du financement participatif[1].


Les sites de crowdfunding se multiplient ces derniers temps. Fonctionnent-ils tous sur la même démarche ?

Le marché du crowdfunding est très segmenté. Il faut distinguer les sites qui fonctionnent avec des participations sous forme de dons ou en échange de contrepartie (remerciements, produits offerts en avant-première, etc), des plates-formes d’investissements en fonds propres ou via des prêts rémunérés.

Dans le premier cas, les investisseurs fonctionnent au coup de cœur, à l’amusement, tandis que pour la deuxième catégorie, ils recherchent une rentabilité financière. Aujourd’hui, les projets bénéficiant de dons et contreparties sont les plus nombreux. Les projets financés par des prêts ou des fonds propres sont minoritaires, mais collectent des montants plus importants.

Pour l’entrepreneur, le choix de se tourner vers le crowdfunding est-il uniquement financier ?

La réponse doit certainement être nuancée selon le type de plate-forme. Toutefois, de façon générale, la mobilisation de la foule va souvent au-delà de la collecte financière. Les participants donnent leurs avis, votent pour les projets, échangent avec l’entrepreneur. Il s’agit d’un premier test avec des consommateurs potentiels, une façon d’externaliser une partie de son étude de marché.

Certains sites sont spécialisés sur un secteur bien précis, comme les jeux vidéo par exemple. Dans ce cas-là, le porteur de projet bénéficie de retours de la part de personnes intéressées et compétentes sur le sujet. C’est la configuration idéale, même si, dans la pratique ces types d’échanges sont peu exploités.

Présenter son projet sur un site de financement participatif offre aussi une certaine visibilité…

Tout à fait. Si la campagne réussie, elle constitue une belle opération de communication. Il faut pour cela disposer d’un réseau solide et être capable de l’activer. La phase de démarrage de la campagne est en effet essentielle. Le cercle proche doit permettre de faire rapidement monter la cagnotte afin que le projet devienne visible sur la plate-forme et suscite la curiosité des internautes.

Une telle démarche est-elle sans risque ?

L’exposition sur le net a ses limites, en particulier celle de la protection de la propriété intellectuelle. Le projet présenté peut être copié s’il n’est pas breveté.
Du côté des financeurs, il n’existe aucune garantie sur le bon respect de l’utilisation des fonds. Une fois la collecte achevée rien ne prouve que l’argent soit bien utilisé. Si le prêt et l’investissement en fonds propres sont très réglementés, le financement par don ou en contrepartie l’est beaucoup moins.

Les montants collectés sur les plates-formes sont parfois assez faibles. Est-ce une démarche rentable ?

Les sommes collectées sont très variables et l’intérêt varie en fonction de la taille du projet. Si la part du financement participatif reste anecdotique dans la production d’un film, elle peut être tout à fait significative pour un projet de 10 000 euros.

Les entrepreneurs doivent cependant être conscients que la démarche est chronophage. La réussite d’une campagne implique une forte implication des porteurs de projet. Ils doivent d’abord élaborer une présentation attractive, construire des outils de communication, puis interagir avec les internautes tout au long de la campagne afin de susciter leur intérêt.

Selon vous, le crowdfunding est-il un mode de financement de crise ou une évolution durable ?

C’est une évolution durable sans aucun doute. Même avant 2008, de nombreux projets ne pouvaient pas être financés, y compris des projets individuels comme la réalisation d’une aventure sportive par exemple. Le contexte bancaire fragile a accéléré le phénomène, tout comme la volonté des épargnants de financer des entrepreneurs et non des produits bancaires.

La foule est vue comme le substitut des institutions défaillantes. Des campagnes de crowdfunding sont ainsi lancées pour financer la restauration de monuments. Il reviendrait théoriquement à l’Etat ou aux collectivités locales d’assurer ce type de dépenses. Mais la foule est également sollicitée car il s’agit de biens communs partagés par l’ensemble des citoyens.

[1] – “Crowdfunding : vers une compréhension du rôle joué par la foule” (Management & Avenir, n° 74, 2014), avec S. Renault
– “Le crowdfunding: quels enjeux pour la construction d’un réseau communautaire?” (Sciences de la société, n° 91, 2014) avec S. Renault
–  “Le financement participatif : atouts, risques et conditions de succès” (Gestion, vol 38, n° 3, 2013),  avec S. Renault

Les plates-formes veulent se différencier

Paul BelleflammePaul Belleflamme, professeur d’économie à l’Université Catholique de Louvain (Belgique), analyse le rôle économique des plates-formes de crowdfunding[1].


Le crowdfunding est devenu un sujet très populaire dans les médias. Qu’en est-il dans le milieu académique ? Disposons-nous déjà de travaux sur ce sujet ?

C’est une thématique qui émerge, d’autant plus que les données disponibles sur les sites de crowdfunding sont relativement nombreuses. Il s’agit essentiellement de fournir des clés de lecture en utilisant la théorie économique. En effet, si le financement participatif fait émerger de nouvelles problématiques, sur le rôle de la foule notamment, il reprend également des questions connues depuis l’essor d’Internet.

C’est le cas du rôle des plates-formes qui assurent la mise en relation des entreprises et des investisseurs.

Comment ces plates-formes créent-t-elles de la valeur ajoutée ?

Une plate-forme a de la valeur si elle assure une relation qui serait impossible ou moins efficace sans elle. La création de valeur est d’autant plus forte que les deux groupes sont bien représentés. C’est la fonction d’appariement. Les sites de crowdfunding répondent à cette définition. Des initiatives privées de levées de fonds existaient auparavant, mais l’échelle était souvent insuffisante pour assurer une collecte satisfaisante.

Au-delà de l’intermédiation, la plate-forme peut-elle remplir d’autres rôles ?

Les plates-formes de crowdfunding doivent aussi assumer leur fonction d’intermédiaire en gérant les problématiques d’asymétrie d’information. Les internautes ne possèdent pas le même niveau d’information sur la qualité du projet que l’entrepreneur. Il revient donc au site de mettre en place différentes stratégies pour réduire ces disparités.

Il peut s’agir d’une simple demande d’information sur le projet, comme d’un travail de due diligence et de sélection assuré par l’équipe du site. La facilitation des échanges entre les participants à la campagne, ainsi que la communication des montants déjà réunis, constituent également des éléments d’information. Un projet qui a collecté une part importante de la somme demandée est ainsi souvent mis en avant sur le site, attirant l’attention des autres investisseurs potentiels.

Mais le succès d’une campagne ne garantit pas la pertinence du projet. Les premiers investisseurs peuvent mal juger le projet et entrainer les autres participants vers un échec…

Effectivement. Les comportements de mimétisme observés ne sont pas sans risque. Si les premiers participants se trompent, ils influencent négativement les autres internautes. Dans ce cadre, il est important de comprendre comment les investisseurs prennent leurs décisions. Plusieurs études sont menées actuellement sur ce thème.

Quelles informations utilisent-ils ? Quelle importance accordent-ils aux informations dites « soft » (profil de l’entrepreneur, ses contacts…) par rapport aux données financières ? Ces questions sont encore ouvertes mais devront également guider les plates-formes de crowdfunding dans leur développement.

Justement, où en est le marché actuellement ?

Les acteurs sont encore dans une phase d’apprentissage d’un marché dont on ne connait pas tous les ressorts. Par ailleurs, il y a une véritable volonté de différenciation de la part des plates-formes qui doivent se démarquer de leurs concurrents. Il faut dire que le coût d’entrée est relativement faible, il est assez simple de créer une plate-forme de crowdfunding.

En outre, le marché est aujourd’hui essentiellement local car les réglementations diffèrent d’un pays à l’autre, et que les investisseurs s’identifient plus facilement à un entrepreneur proche d’eux. La rentabilité est donc difficile à trouver pour les spécialistes du financement participatif.

[1] Crowdfunding: Some Empirical Findings and Microeconomic Underpinnings (with T. Lambert)Forum Financier – Revue Bancaire et Financiere 4 (2014).
Crowdfunding: Tapping the Right Crowd (with T. Lambert and A. Schwienbacher). Journal of Business Venturing 5 (2014
Individual Crowdfunding Practices (with T. Lambert and A. Schwienbacher). Venture Capital: An International Journal of Entrepreneurial Finance 15 (2013)

Nous répondons à une carence de la finance traditionnelle

Vincent RicordeauEntre nouvelle réglementation, diversification des acteurs, et premiers échecs, le marché du crowdfunding est en pleine évolution en France. Entretien avec l’un des pionniers du secteur, Vincent Ricordeau, co-fondateur de KissKissBankBank.


Créé en 2009 KissKissBankBank a été l’un des premiers sites de crowdfunding en France. Depuis, vous avez lancé deux nouvelles plateformes : Hellomerci en 2013, dédié aux prêts solidaires, et en octobre dernier Lendopolis, pour les prêts rémunérés. Pourquoi une telle diversification ?

Nous nous sommes demandés à qui pouvait servir une plateforme. Dans un premier temps, nous avons d’abord ciblé le milieu culturel et artistique avec KissKissBankBank car cela correspond à nos parcours. Puis, nous avons voulu répondre à des projets plus personnels en lançant Hellomerci.

Enfin, la nouvelle réglementation nous a permis de poursuivre notre développement vers le financement des entreprises avec Lendopolis. Les prêts sont cette fois rémunérés avec un retour attendu situé entre 5 et 12%. Le seul segment sur lequel nous ne sommes pas présents actuellement c’est le financement en fonds propres.

Comment sélectionnez-vous les projets ?

Le process diffère selon les sites mais le premier critère est évidemment la typologie du projet ; chaque plateforme s’adressant à une cible bien spécifique. Ensuite, pour KissKissBankBank et Hellomerci, nous regardons la crédibilité du projet, via la description proposée, ainsi que la légitimité de la personne sollicitant le financement : quel est son parcours ? Ses expériences ? Ses contacts ? Nous nous rémunérons uniquement sur les campagnes réussies, nous avons donc intérêt à avoir des projets de qualité.

L’étude des dossiers est plus formelle pour Lendopolis. L’entreprise doit fournir deux bilans, un prévisionnel du projet et les coordonnées de son expert-comptable. Le dossier est ensuite étudié par un de nos analystes crédit qui évalue son risque. En fonction de la note de risque, l’entreprise obtient un prêt à un taux plus ou moins élevé.

Nous effectuons donc une véritable analyse financière, mais contrairement aux banques qui se focalisent essentiellement sur l’historique, nous accordons une grande importance à la prospective.

Une ordonnance du 30 mai 2014 encadre les dispositifs de crowdfunding. Quel regard portez-vous sur cette réglementation ?

Les expériences de financements alternatifs existaient déjà à l’étranger, mais en France l’activité de prêt était réservée aux banques. La nouvelle réglementation met fin à ce monopole. En créant un statut d’Intermédiaire en financement participatif, elle ouvre des opportunités de marché. De nouveaux acteurs sont d’ailleurs en train d’émerger.

Début février, le spécialiste des prêts participatifs Isodev, actif depuis 2012, a cessé son activité. Sur son site, l’entreprise explique être victime d’une baisse de la demande de prêts et d’une mauvaise conjoncture. Cet échec est-il une alerte pour les professionnels du crowdfunding ?

Le taux de défaut des dossiers d’Isodev était correct [ndrl : 96 défauts sur les 1917 crédits accordés selon Les Echos], mais leur principal point faible était la taille de leur structure. Selon moi, ils étaient plus proches d’une organisation bancaire que d’une plateforme de crowdfunding. Leurs coûts fixes étaient trop importants.

Cela dit, cet évènement doit nous inviter à une certaine prudence quant au volume du marché du prêt participatif. On entend souvent des comparaisons avec le marché anglo-saxon très développé, mais je pense que le développement sera plus lent en France, en particulier à cause des freins culturels vis-à-vis du risque et de l’argent.

Quelles relations entretenez-vous avec les banques ? Vous perçoivent-elles comme des concurrents ou des partenaires ?

Au départ, les banques regardaient les sites de crowdfunding avec un certain amusement. Puis, avec la croissance du marché américain, et l’essor en Europe, elles ont réalisé que le financement participatif n’était pas juste une mode. Nous répondons à une carence de la finance traditionnelle en nous positionnant sur des segments peu couverts par les banques. Il y a une forme de complémentarité entre nous.