L’impact du progrès technique sur le chômage est a priori ambigu. En augmentant les opportunités de profit, il favorise la création d’emplois, mais il provoque aussi la destruction des emplois devenus obsolètes ou moins rentables. Les études empiriques réfutent d’ailleurs tout lien systématique entre le progrès technique et le chômage (Bean et Pissarides, 1993). En revanche, elles soulignent le risque d’accroissement des inégalités : les travailleurs qui deviennent plus efficaces grâce aux progrès technique, généralement les plus qualifiés, voient leurs salaires croître plus vite que ceux des autres travailleurs. Ainsi, depuis le début des années 1980, l’écart de salaire moyen entre un diplômé de l’université et du secondaire a considérablement augmenté aux Etats-Unis et dans de nombreux pays de l’OCDE (Acemoglu et Autor, 2011).
 
Les inégalités se creusent
Depuis les années 1990, on observe une évolution encore plus préoccupante : la proportion des emplois les plus et les moins qualifiés augmente, tandis que celle des métiers intermédiaires diminue. C’est le phénomène de « polarisation des emplois ». La distribution des salaires suit la même évolution, si bien que les inégalités se creusent avec un nombre grandissant de personnes recevant de très hauts ou de très bas revenus (Autor et al., 2006). La crise de 2008 semble avoir accéléré ce mouvement.
 
La polarisation des emplois s’observe dans la plupart des pays occidentaux. Autor et al. (2003) l’ont mise en évidence aux Etats-Unis et Goos et Manning (2007) au Royaume-Uni. L’étude de Goos et al. (2009) qui porte sur 16 pays européens, dont la France, entre les années 1993 et 2006, montre que le nombre d’emplois dans les métiers de qualifications intermédiaires a diminué sur la période considérée. Parmi 11 de ces 16 pays, l’emploi peu qualifié a augmenté et l’emploi hautement qualifié a lui aussi augmenté  parmi 13 d’entre eux. La France ne semble pas épargnée par ce phénomène de polarisation : l’emploi très qualifié y a progressé de plus de 15%, tandis que les métiers intermédiaires ont diminué de près de 12% ; en revanche, l’emploi peu qualifié a diminué de 1% sur la période.
 
La manutention et l’archivage en voie de disparition
Ce sont les emplois comportant les tâches les plus « routinières » et donc les plus automatisables, comme les métiers de manutention ou d’archivage qui disparaissent. Au contraire, des métiers moins qualifiés qui nécessitent des interactions sociales, comme les services à la personne, sont moins automatisables. Il en est de même pour les métiers les plus intellectuels qui réclament une capacité d’abstraction ou d’adaptation encore hors de portée des ordinateurs. L’étude de Autor et Dorn (2013), qui compare l’évolution de 722 bassins d’emplois aux Etats-Unis, confirme que les bassins historiquement spécialisés en métiers routiniers ont été les plus prompts à s’informatiser et à substituer la technologie aux emplois routiniers. C’est en leur sein que la polarisation des emplois est aujourd’hui la plus marquée.
 
Le progrès technique est le principal coupable du phénomène de polarisation des emplois, mais il n’est pas le seul. Les échanges internationaux, en accentuant la disparition des métiers manufacturiers dans les pays riches, y contribuent également (Autor, 2010). Autor, Dorn et Hansen (2011) ont ainsi montré que la concurrence des importations chinoises avec les produits locaux a eu un impact négatif sur l’emploi manufacturier aux Etats-Unis.
 
Aider les salariés peu qualifiés
Tous ces travaux et observations incitent à penser que la polarisation des emplois va encore s’accentuer et que, par conséquent, la demande de services faiblement qualifiés est également appelée à augmenter. Il faut donc maîtriser le coût du travail à ces niveaux de qualifications pour ne pas empêcher la création de ce type d’emplois. Sans cette maîtrise, les personnes les plus vulnérables seront encore plus exposées au risque de chômage. Vouloir réduire l’écart des salaires sans tenir compte des effets sur le chômage ne réduit pas, à long terme, les inégalités. Bowlus et Robin (2012) montrent ainsi que les Etats-Unis, le Canada, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont des niveaux d’inégalité comparables dès lors qu’on évalue non pas seulement les inégalités salariales à un instant donné, mais les écarts de revenu accumulés tout au long d’une vie professionnelle où alternent les périodes d’emploi et de chômage.
 
Face à ces évolutions, il est indispensable de favoriser l’accès à l’emploi des salariés peu qualifiés dans le secteur des services tout en limitant les inégalités de revenu. Pour ce faire, il faut améliorer la certification des compétences dans le secteur des services dits peu qualifiés et s’appuyer sur des politiques de redistribution du revenu efficaces. A ce titre, des politiques incitatives de transferts ciblés, à l’instar du RSA, apparaissent plus adaptées qu’un salaire minimum élevé qui constitue en France un obstacle à l’emploi de plus en plus difficile à surmonter pour les travailleurs faiblement qualifiés.
 
 
Références

 
  • Acemoglu, D. et Autor, D. (2011), “Skills, Tasks and Technologies: Implications for Employment and Earnings”, Handbook of Labor Economics, Volume 4b, pp. 1043-1171.
  • Autor, D. (2010), “The Polarization of Job Opportunities in the U.S. Labor Market”, The Hamilton Project and Center for American Progress.
  • Autor, D., Katz, L. et Kearney, M. (2006), “The Polarization of the U.S. Labor Market,” American Economic Review, 96(2), pp. 189-194.
  • Autor, D. et Dorn, D. (2013), “The Growth of Low-Skill Service Jobs and the Polarization of the U.S. Labor Market”,  American Economic Review, 103(5), pp. 1553-1597.
  • Autor, D., Levy, F. et Murnane, R. (2003), “The skill content of recent technological change: an empirical exploration”, Quarterly Journal of Economics, 118(4), pp. 1279-1334.
  • Bean, C. et Pissarides, C. (1993), “Unemployment, Consumption and Growth”, European Economic Review, vol 37, pp. 837-854.
  • Bowlus, A. et Robin, J-M. (2012), “An International Comparison of Life-time Labor Income Values and Inequality”, Journal of the European Economic Association, 10(6), pp. 1236-1262.
  • Goos, M. et Manning, A. (2007), “Lousy and lovely jobs : the rising polarization of work in Britain”, Review of Economics and Statistics , 89 (1) , pp. 118-133.
  • Goos, M., Manning, A. et Salomons, A., (2009), “The polarization of the European labor market”, American Economic Review Papers and Proceedings , 99 (2), pp. 58–63.